Il est tentant de supposer que les teintures végétales sont, comme leur nom l’indique, réalisées entièrement à base de végétaux. Pourtant, dans le monde de la teinture végétale, l’utilisation de minéraux comme l’alun (sulfate d’aluminium ou alun de potassium) ou de métaux comme le fer ou le cuivre est courante. Ces minéraux sont souvent employés pour fixer les couleurs sur les fibres textiles (une étape appelée mordançage) ou pour modifier ces couleurs (un processus appelé nuançage). Leur rôle est de créer ou d’intensifier un lien moléculaire entre les fibres et les teintures, améliorant ainsi la fixation des couleurs ou permettant d’obtenir davantage de nuances. Leur utilisation, ancrée dans les pratiques anciennes, est considérée comme une norme pour la plupart des teinturiers et teinturières.

Pourtant, dès le début de ma démarche avec Sauvage & Beau et de ma pratique de la teinture végétale, j’ai pris la décision consciente de refuser l’usage de ces minéraux. Je m’en tiens à une approche totalement végétale, en utilisant uniquement des plantes locales et de l’eau pour mes teintures (et du savon de Marseille, fabriqué près de chez moi à Salon-de-Provence, pour le lavage des fibres). Cette décision repose sur des raisons profondément ancrées dans l’éthique, l’écologie, la santé, et ma philosophie artistique. Découvrez pourquoi j’ai choisi une teinture végétale sans alun, sans fer ni cuivre, c’est-à-dire, sans rien d’autre que des végétaux.

1. Une Question d’Ethique

L’une des raisons majeures pour lesquelles je m’éloigne des mordants minéraux, comme l’alun, est leur provenance éthique problématique. L’alun est souvent extrait de la bauxite, dont l’exploitation se fait dans des carrières situées dans des régions économiquement vulnérables. En Malaisie, par exemple, les travailleurs sont exposés à des conditions de travail précaires, sans accès à des droits fondamentaux ni à des conditions de travail décentes. Cette exploitation humaine est alarmante, surtout compte tenu des dangers liés à la poussière de bauxite, qui peut entraîner des maladies respiratoires graves et des troubles cardiaques.

De plus, il est presque impossible de trouver des sources d’alun équitables, ce qui renforce encore l’inadéquation de soutenir de telles pratiques. Pour moi, l’éthique et le respect des droits humains sont essentiels. C’est pourquoi je choisis des alternatives locales et végétales, qui respectent à la fois les personnes et l’environnement, et favorisent un modèle de production plus juste et durable.

2. Une Question d’Environnement

L’impact écologique de la production d’alun est considérable. L’ironie est que la bauxite, le minerai dont l’alun est dérivé, a été découverte près du village des Baux de Provence à 20 km de chez moi et que je fréquente souvent les sentiers que ce minerai colore de superbes nuances rouges à violettes. Malheureusement, la réalité de son extraction est bien moins réjouissante : 6% de la bauxite mondiale est extraite dans des forêts pluviales, des écosystèmes sensibles en déclin. L’extraction de la bauxite provoque une pollution significative de l’air, de l’eau et des sols. La poussière de bauxite se dépose sur la végétation, les aliments et les voies respiratoires, entraînant des maladies graves pour les travailleurs et les populations locales, tout en contaminant les cultures et mettant en danger la sécurité alimentaire. De plus, l’un des sous-produits les plus préoccupants de la production de l’alun est la boue rouge, un résidu toxique difficile à traiter et souvent stocké dans des bassins de retenue, ce qui pose un risque permanent de contamination.

Bocaux contenant divers végétaux que Johanna Fusco, artiste textile de Sauvage & Beau, a récoltés dans la nature et dont elle se sert pour préparer ses teintures végétales.

En ce qui concerne la pollution de l’eau, les métaux lourds issus de la bauxite peuvent s’infiltrer dans les sédiments aquatiques, affectant les plantes et les animaux marins et perturbant la chaîne alimentaire. La pollution des sols, due au décapage de la couche arable fertile, réduit la biodiversité et compromet l’agriculture locale et les efforts de restauration des sols par les entreprises minières elles-mêmes ou les communautés locales ne parviennent pas à rendre ces terres à leur état d’origine.

3. Zéro Métaux, Zéro Déchets!

L’utilisation de métaux pose également un problème environnemental majeur à l’étape même de la teinture : Les bains de mordançage et de nuançage qui contiennent des métaux sont impossibles à évacuer de manière respectueuse pour l’environnement par le teinturier et la teinturière même, et doivent être traités en déchèterie, ce qui implique un processus consommateur d’énergie et rendant impossible la réutilisation des bains de teinture pour un autre usage.

À l’inverse, tous mes bains de teinture, entièrement réalisées à base d’eau et de végétaux (présentant donc l’impact environnemental d’une tisane 😉), sont réutilisés pour arroser mon petit jardin, et tous les résidus solides sont compostés. Aucun déchet ne sort de mon processus, ce qui me permet de maintenir une pratique de teinture totalement circulaire et durable.

4. Respecter Les Fibres Textiles

Ma démarche artistique vise avant tout à valoriser, et non à dénaturer, mes fibres naturelles. Je sélectionne ces fibres avec un soin méticuleux, et elles demeurent ma plus grande source d’inspiration et de passion dans mon travail. Chaque fibre que je chéris est une part de cette nature précieuse que je souhaite préserver dans sa forme la plus pure. Les minéraux, bien qu’efficaces pour fixer ou nuancer les couleurs, ont tendance à altérer la douceur et la texture des fibres naturelles et à rendre les fibres plus cassantes, plus rigides et moins agréables au toucher. Pour moi, porter atteinte à la texture douce et naturelle de ces fibres est inconcevable. En évitant ces produits, je préserve leur intégrité, assurant ainsi que chaque textile reste aussi agréable et doux que le matériau d’origine.

Johanna Fusco,, artiste textile de Sauvage & Beau, en train de préparer ses teintures végétales à l'air libre, sous les arbres.

5. Protéger Ma Santé Et Mon Entourage

Travailler avec des poudres minérales, telles que l’alun, comporte des risques pour la santé car ces substances peuvent être nocives pour l’appareil respiratoire lorsqu’elles sont inhalées, ou encore provoquer des irritations cutanées. Manipuler celles-ci nécessite donc de porter des équipements de protection spécifiques.

Envisager qu’une étape de mon processus créatif puisse être nocif pour ma santé et celle de mon entourage est déjà pour moi totalement inconcevable. Mais devoir m’en couper physiquement en portant un équipement spécifique, même léger, l’est tout autant :  il est fondamental pour moi de rester en contact direct avec mes matières et de vivre pleinement chaque étape de la création comme une expérience sensorielle et naturelle enrichissante.

6. Un Moteur D’Innovation

En renonçant aux minéraux pour diversifier ou fixer mes couleurs, je me retrouve constamment poussée à innover. J’explore sans cesse de nouvelles plantes locales et des combinaisons inédites, cherchant à obtenir des teintes plus durables et variées.

Petite anecdote : j’ai un doctorat en géographie et une carrière de chercheuse que j’ai quittés pour me consacrer pleinement à l’art textile. Cependant, l’approche expérimentale et exploratoire que j’applique en teinture végétale, ainsi que les recherches bibliographiques que je mène en chimie, botanique et biologie, sont une continuité naturelle de mon parcours académique. C’est une manière de rester connectée à mon passé, où l’exploration et la découverte étaient au cœur de mon travail. Aujourd’hui, cette quête est devenue une aventure artistique, une source infinie de créativité.

Johanna Fusco, artiste textile de Sauvage & beau, cueille des végétaux tinctoriaux pour préparer ses teintures végétales.
Coussin carré Sauvage & Beau – art des fibres et des couleurs naturelles, dans un décor authentique, tissé, brodé et teint main en coton recyclé, lin français et teintures végétales.

7. Une Philosophie Artistique Alignée

Enfin, mon choix de ne pas utiliser de minéraux dans ma teinture correspond profondément à ma philosophie artistique. Je suis consciente que d’autres aspects de ma vie quotidienne peuvent être plus polluants que mes teintures végétales, mais ma pratique artistique est, pour moi, un espace de pureté et d’intégrité. Je ne suis pas intéressée par la création d’œuvres à tout prix ou sans donner du sens à ce que je fais.

Je sais que renoncer aux mordants minéraux peut me limiter dans la palette de couleurs à ma disposition et rendre mes teintures plus sensibles au temps et à la lumière. Mais je crois fermement que savoir se contenter de ce que la nature nous offre ici et maintenant, en appréciant ses limitations et ses éphémères beautés, apporte une satisfaction et un sens profond qui transcendent ces contraintes. Accepter l’impermanence et la singularité de chaque création est, à mes yeux, une source de beauté et de bien-être incomparable.

Adopter cette perspective m’invite à embrasser chaque imperfection comme une caractéristique unique, valorisant ainsi le caractère individuel de chaque textile. Cette philosophie repose sur l’idée que la beauté réside non seulement dans la perfection mais aussi dans l’authenticité des formes imparfaites. Accepter l’éphémère et l’unique de chaque pièce de tissu est pour moi une source de satisfaction et de sens profond, transformant chaque création en un reflet sincère de la nature dans son expression la plus pure. C’est dans ces variations subtiles et dans la patine que prend place la véritable valeur artistique.

Pour Conclure

En choisissant de ne pas utiliser de minéraux dans ma pratique de teinture végétale, je reste fidèle à mes valeurs éthiques, écologiques et artistiques. C’est une démarche qui va au-delà de la technique : c’est une philosophie de vie, un engagement quotidien envers un art authentique, durable et profondément humain. Mon travail reflète ainsi non seulement le respect de l’environnement et des personnes, mais aussi l’essence même de la nature, avec toute sa beauté et sa diversité.
Cela dit, je tiens à souligner que mon choix n’est en aucun cas une critique envers ceux et celles qui intègrent des minéraux et des métaux dans leur propre pratique de teinture. Chaque artisan et artiste a son propre chemin à tracer, ses propres raisons de faire les choses de telle ou telle manière. Ce qui compte pour moi, c’est la réflexion qui accompagne ces choix. La capacité à remettre en question ses pratiques, à évoluer, et surtout, à être transparent sur ce que l’on fait, pourquoi on le fait, et avec quelles conséquences.
Je crois profondément qu’il n’y a pas de voie unique ou parfaite. Chacun d’entre nous trouve du sens et des engagements là où cela résonne le plus avec notre parcours, nos valeurs et notre sensibilité. Mon choix est le reflet de ma propre quête de cohérence et d’harmonie, mais il n’enlève rien à la richesse des approches diversifiées que l’on peut trouver dans l’univers de la teinture. Le dialogue, l’échange et l’honnêteté sont pour moi les piliers essentiels qui permettent à chacun de suivre sa propre voie en conscience, sans jugement ni dogmatisme.

Quelques Sources:

Environmental and Occupational Health Impact of Bauxite Mining in Malaysia: A Review. Lee KY,Ho LY, Tan KH, Tham YY, Ling SP, Qureshi AM, Ponnudurai T, Nordin R,  Jeffrey Cheah School of Medicine and Health Sciences, Monash University Malaysia, 2017.

The Aluminium Industry: A Review on State-of-the-Art Technologies, Environmental Impacts and Possibilities for Waste Heat Recovery. Daniel B, Jouhara H, International Journal of Thermofluids, 2020. 

Bauxite Mining And The Environment. Azo Materials, 2002.  https://www.azom.com/article.aspx?ArticleID=1529